« Emmenez-moi,
maîtresses, emmenez-moi ! » criait la jeune fille à la peau brune et
aux longs cheveux d’ébène qui courant sur la plage de sable fin.
Marie-Salomé et
Marie-Jacobé, obligées de quitter la Judée après la mort du Christ, s’éloignaient
déjà sur un frêle esquif quand retentirent les cris de leur petite servante
Sara. Si elles avaient décidé de partir sans elle, c’était par charité : qui
pourrait dire comment se terminerait ce voyage …. Le gouverneur de Jérusalem
avait exigé que les deux femmes quittent le pays avec quelques disciples du
Christ et les avait fait jeter dans une embarcation qui, abandonnée au gré des
flots, allait sans voile ni rame.
« Emmenez-moi,
maîtresses, emmenez-moi ! » ….
Déjà la voix de Sara
se faisait lointaine, couverte par le bruit des vagues qui déferlaient sur les
rochers. Du bateau, les exilés jetèrent un dernier regard vers les champs
plantés d’oliviers dont les feuilles d’argent frissonnaient au vent. Les palais
et les tours s’estompèrent, puis se confondirent avec les collines bleues. Alors
Salomé et Jacobé, que le désespoir de Sara déchirait, enlevèrent le voile qui
recouvrait leurs cheveux noirs et le lancèrent sur la mer. Un long tapis de lin
blanc se déroula sur les flots, jusqu’au rivage, pour y chercher la petite
servante.
Bientôt la terre de
Judée ne fut qu’une ligne frêle qui disparut dans la mer. Des nuages de plomb
envahirent le ciel, des trombes d’eau s’abattirent sur la barque qui, à chaque
instant menaçait de couler. Des gouffres profonds s’ouvraient tandis qu’une
frange d’écume bordait les vagues monstrueuses. Toute la journée, la pluie
tissa un voile mouvant entre le ciel et la terre déchaînée. Finalement les
ténèbres enveloppèrent la détresse des naufragés.
Depuis plusieurs jours
la barque voguait sur la mer démontée. Ses occupants priaient avec ferveur et,
malgré l’angoisse qui les tenaillait, l’espoir ne les abandonnait pas.
Soudain jaillit, à
travers les nuages qui pesaient sur l’horizon, un long rayon de soleil. Peu à
peu, le ciel s’éclaircit, les bagues se firent moins hautes tandis que le vent
paraissait s’essouffler. Alors se profila une terre aux contours incertains, et
l’embarcation s’échoua bientôt sur la grève de sable fin.
« Seigneur, nous
te louons et t’adorons », commença Salomé tandis que ses compagnons s’agenouillaient
pour prier et remercier la Providence. La petite Sara s’en fut sur la lande et
cueillit une brassée de lis blancs qui avaient poussé comme par miracle sur
cette gorgée de sel. Il est un coin de Camargue qui porte le nom de Vallée des
Lis …. Et c’est sans doute là qu’aborda, vers l’an 48 de notre ère, la barque
venue de Judée.
De tous côtés, les
naufragés ne distinguaient que de vastes étendues incultes, des îlots perdus
dans les marécages. Cà et là, quelques touffes de salicornes et de tamaris
frémissaient dans la brise marine des coquillages jonchaient le sable du
rivage, et Sara, vive comme les blanches aigrettes du marais, s’empressa de les
cueillir pour les offrir à ses maîtresses. Mais la soif tourmentait aussi les
exilés : depuis plusieurs jours ne restait, sur leur barque, par la
moindre goutte d’eau douce, et l’eau de pluie ne parvenait plus à apaiser leur
soif. Marie-Salomé pria le Seigneur qui jusqu’ici les avait protégés … Et
tandis que montait sa fervente prière, près un bouquet de saladelle aux fines
fleurs bleues surgit d’une fontaine à l’eau douce et fraîche ….
Les saintes femmes
décidèrent de quitter le rivage et d’aller, à travers les étendues écrasantes de
solitude, à la rencontre des habitants de ce pays étrange. Elles jetèrent un
dernier regard vers le doux clapotis des
vagues qui mouraient sur la grève et firent route vers l’intérieur des terres.
Quelques huttes au
toit de chaume …. Un enclos où paissaient des moutons …. Dans l’air du soir,
une mélopée aux accents venus de la nuit des temps, un chant dont la petite
Sara connaissait le sens. N’avait-elle pas grandi dans la lointaine Egypte
avant de s’en aller servir Marie-Salomé et Marie-Jacobé ? …. Une tribu de
tziganes s’était fixée dans le coin de Camargue, vivant d’un peu d’élevage et
de menus services rendus aux paysans des alentours. Hommes et femmes
accueillirent avec empressement celle qui, avec sa peau cuivrée, leur
ressemblait et qui comprenait un peu leur langue.
« Mes maîtresses
viennent d’un pays aux collines d’ocre où poussent des arbres aux petites
feuilles argentées que l’on appelle oliviers. Ils donnent un merveilleux fruit
gorgé de soleil …. » Et elle leur conta le long et périlleux voyage qui
les avait conduites jusqu’à la terre provençale. Elle leur dit aussi que
Marie-Jacobé, Marie-Salomé et leurs compagnons portaient en cette terre païenne
la parole de leur Dieu , et le gitans
écoutaient la jolie petite servante qui connaissait de si merveilleuses
histoires
Lorsque leurs
compagnons les quittèrent pour aller évangéliser la Provence, Salomé et Jacobé,
trop âgées, ne s’éloignèrent guère de la grande île de Camargue qui les avait
accueillies. Elles portaient, toujours accompagnées de Sara, la bonne parole
dans les fermes des environs. Et bientôt, de tous côtés, vinrent à elles ceux
qui souffraient : nul ne savait mieux qu’elles panser les plaies, soigner
les enfants malades, nombreux en ces régions marécageuses, apaiser la douleur,
ou simplement redonner espoir aux malheureux.
Quand la bise du Nord
sifflait sur la Camargue, Sara quittait la cabane de roseaux où elle vivait
avec ses maîtresses et affrontait le vent et le gel. Serrée dans un vaste
manteau de bure brune, elle partait en quête de nourriture. Et il n’est fermier
ni berger qui lui refusât quelques œufs ou une jatte de lait. Sara d’ailleurs
osait affronter les plus avares, même ceux qui n’hésiteraient pas à lancer à
ses trousses leurs grands chiens décharnés afin de la chasser … Et les tsiganes
se prirent d’une admiration sans égale pour celle qui, comme eux, mendiait une
maigre pitance pour les siens, et venait aussi de très loin ….
« Sara, tu nous
as toujours accompagnées et servies, lui dirent un jour ses maîtresses
affaiblies par leur grand âge. Bientôt, nous te quitterons. Comment te dire
notre reconnaissance ?
-Je vous ai suivies
car vous étiez la lumière qui éclairait ma nuit noire …. Et jamais je ne vous
abandonnerai. »
Peu après, alors que
le mistral déferlait sur la Camargue, couchant les maigres tamaris et les
salicornes sur les plages infinies, moururent Marie-Jacobé et Marie-Salomé. La douleur
de Sara fut immense, mais jamais elle ne consentit à quitter la terre où elles
avaient accosté, plus de vingt ans auparavant. Ses amis gitans décidèrent de
reprendre la route en quête de nouveau pâturages et la supplièrent de les
accompagner, mais elle s’y refusa.
La douce Sara s’en est
allée rejoindre Marie-Jacobé et Marie-Salomé qu’elle avait tant aimées. Bien des
siècles ont passé, mais les gitans n’ont pas oublié celle qui, comme eux,
venait d’un pays lointain et que l’on chassait, parfois, comme eux, des cours
des fermes. Chaque année, ils viennent lui rendre hommage dans la crypte de l’église
des Saintes-Maries-de-la-Mer où elle repose, non loin de ses maîtresses.
Les Camarguais disent volontiers
que la mer n’a pas englouti le voile immaculé qui guida Sara jusqu’à la barque
des Saintes lorsqu’elles quittèrent la Judée. Quand la mer est calme, et que le
soleil illumine le ciel d’été, on aperçoit au loin, une large bande d’eau lisse
qui s’étale comme un ruban parmi les vaguelettes …
Extrait de
Contes de Camargue Collection Vermeille
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