L’APPEL
Qu’il
pleuve, qu’il neige, qu’il vente, le matin dans le brouillard, au soleil, le
détenu doit subir l’appel.
Réveil
à 3 h. ½ du matin.
S’il
vous arrive de flâner une minute dans votre lit, vous êtes sortis à coups de
triques et aspergés d’eau froide.
Les
femmes malades n’étaient pas exemptées de ce supplice ; je dis ce supplice
parce que j’ai vu des quantités de femmes s’évanouir transies de froid, les
pieds dans la neige en plein vent glacial. D’ailleurs, comme il fallait avoir
40° de température pour être admise à l’hôpital, je vous prie d’imaginer ce
qu’est l’intolérable attente d’une prisonnière qui a 39°5 de fièvre et qu’on
arrache brutalement d’un lit sinon chaud du moins tiède. Nos gardiennes, femmes
soldats qui étaient féroces pour nous, nous confiaient sans honte d’ailleurs
que c’était dans le but de nous faire disparaître. Je me suis évanouie une fois
par faiblesse et je me suis ranimée par hasard, sans aucun soin.
Plusieurs
fois même, j’ai dû monter à l’appel des camarades évanouies ou en crise
d’épilepsie ; nous devions les poser par terre à côté de nous et ne pas
nous en occuper. J’ai reçu plusieurs fois des coups de poing et de matraques
des policières ou des sentinelles femmes (allemandes ou polonaises) pour m’être
occupée de femmes en pleine crise d’épilepsie qui se roulaient dans la boue.
Lors
du premier appel, une de mes amies était malade. Très naïvement, je vais
trouver notre « blockowa » et je lui demande : « Madame, je
m’excuse de vous déranger, mais une de mes amies est très souffrante, ne
peut-elle pas être dispensée de l’appel ? » Elle m’a répondu : « Madame,
ici, celles qui meurent vont à l’appel ».
Et
en effet, devaient monter à l’appel, non seulement les mourantes, mais même les
morts de la journée afin que le compte soit exact. On les mettait sur un banc
qui était porté par deux détenus.
C’est
ainsi que 3 fois j’ai dû tenir les morts pendant l’appel. J’ai fait remarquer
au S.S. que cela semblait inutile. Il a répondu : « Mort ou vivant,
tout le monde doit être présent » et il a terminé en me disant :
« Appel ist Appel (l’appel c’est l’appel).
Morts
et mourants étaient traînés chaque matin sur la place d’appel.
Il
y avait parmi nous une enfant d’environ 6 mois. Cet enfant était tenu de venir
à l’appel avec nous, mais il était gênant puisqu’il devait être porté dans les
bras et empêchait l’harmonie des rangs. Un S.S. a alors décidé qu’il serait désigné
comme « kommandiert » au bordel. (Les kommandiert étaient des
kommandos déportés affectés aux différents services intérieurs du camp ;
ils bénéficiaient d’un régime spécial privilégié, puisque leur travail les
dispensait de l’appel). Le S.S. ajouta que l’enfant aurait ainsi des soins plus
« mutterich » (maternels). J’ai demandé le motif de son arrestation,
il m’a été répondu : « Gefâhrlich fur das Grosse-Reich »
(dangereux pour le Grand Reich).
S’il
manquait un camarade à l’appel, nous devions rester là tant qu’on le cherchait.
J’ai
vu à Mauthausen un camarade russe, arrivé à l’appel avec 5 minutes de retard,
qui eut la tête écrasée à coups de pieds par 12 S.S.
Une
fin tragique fut réservée au rabbin E… qui souffrait de dysenterie et qui, un
jour arriva en retard de quelques minutes à l’appel du soir.
Le
chef de groupe le fit saisir et tremper la tête la première dans les latrines,
puis il l’inonda d’eau froide, tira son revolver et l’abattit.
On
restait à l’appel jusqu’à 5 h. ½ debout, les bras le long du corps, devant les
« offizierinnen ». Il était défendu de parler, sans cela elles vous
jetaient des seaux d’eau à la tête, et il faisait froid le matin.
Le
kapo de notre block a tué l’un de nos camarades parce qu’il n’était pas au
garde-à-vous. Il l’a frappé d’un coup de poing sous le menton et une fois que
le malheureux a été par terre, il l’a étouffé en lui appuyant le pied sur la
gorge.
L’appel
du soir durait également souvent des heures. Ainsi c’était des heures entières
que les pauvres détenus devaient rester exposés aux rigueurs du climat
polonais.
Le
camp de Ravensbrück est un ancien marais asséché. La terre y était noire, elle
brûle. Il y en avait qui avaient la moitié des mollets rongés, ça s’attaquait à
la figure aussi, c’est le terrain qui mangeait la chair ; celles qui y
étaient depuis longtemps, avaient des plaies épouvantables. Moi, je ne pouvais
pas les regarder.
Après
12 heures de travail et un appel à 18 heures, tout se camp se rassemblait à
nouveau sur la place pour un appel de nuit, particulièrement fatigant l’hiver,
les soirs de grands froids.
Il
y avait des appels interminables de jour et de nuit, sous la neige. Ces
stations duraient 3 heures, quelquefois 4, même 6.
Au
moment de la défaite de Stalingrad il y eut un très long appel. Il dura toute
la journée sous la neige. Le lendemain, on a recommencé l’appel.
12 000
hommes en rang immobiles et glacés.
Le
premier choc que je reçus au cours du premier appel de nuit fut la phrase
prononcée par un S.S. qui passait et qui demanda au chef de block :
« Combien de morts ? » L’autre répondit : « 10 :
et le S.S. de rétorquer : « Comment, si peu ? »
Et
en effet, c’est à l’appel que mourait le plus grand nombre.
Beaucoup
de camarades tombaient au rassemblement du matin. J’ai vu au minimum mourir un
camarade par jour ; certains jours, j’en ai vu mourir jusqu’à trois.
Si
l’un d’eux perdait connaissance et ne répondait pas à l’appel, on le portait
sur la liste des morts et on l’achevait ensuite à coups de bâtons.
Quelquefois
6 ou 7 hommes tombaient morts aux appels après lesquels des dizaines d’autres
détenus devaient être admis à l’hôpital. L’infirmerie se remplissait de moribonds. Souvent une dizaine tombaient morts, on ne les ramassait pas, c'était interdit.
Les gens s'écroulaient. Quelquefois, pour les achever, on lançait les chiens sur eux.
Les
S.S. et les matraqueurs les rouaient de coups de bâtons et de coups de pied
pour les faire relever, ce qui était impossible car ils étaient morts.
Un
ministre belge est mort pendant un appel prolongé par un froid excessif.
A suivre Punitions et tortures
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire