Qu'est-ce qu'un crime contre l'humanité ?
Quelles sont les définitions
juridiques du crime contre l'humanité, du génocide, du crime de guerre ?
A quel moment ont-elles été formulées pour la
première fois ? En fait-on toujours bon usage ? Nous l'avons demandé au
procureur général près la Cour de cassation Pierre Truche.
Magistrat du Parquet depuis
1945, Pierre Truche a notamment été directeur des études à l'École nationale de
la magistrature, procureur de la République à Marseille, procureur général à
Lyon - où il a représenté le ministère public lors du procès de Klaus Barbie -
à Paris et enfin à la Cour de cassation.
L'HISTOIRE : Pierre
Truche, comment définit-on aujourd'hui un crime contre l'humanité ?
Pierre Truche : Les juristes,
que ce soit en France ou à l'étranger, ont élaboré une définition précise du
crime contre l'humanité par catégories, afin d'éviter des interprétations
extensives. Ainsi, dans le nouveau code pénal français, quatre séries de crimes
répondent à cette définition :
1) le génocide ;
2) la déportation, l'esclavage
ainsi que les exécutions, les enlèvements et les tortures lorsqu'ils sont
exécutés massivement et systématiquement ;
3) le crime contre l'humanité
commis en temps de guerre sur des combattants ;
4) enfin l'entente pour
commettre de tels crimes.
Dans tous les cas, les crimes
sont commis en exécution d'un plan concerté.
L'HISTOIRE : André Frossard (journaliste, essayiste
et académicien français) a donné une définition moins juridique en écrivant que
le crime contre l'humanité revient à supprimer un homme «sous le prétexte qu'il
est né». Qu'en pensez-vous ?
Pierre Truche: C'est une belle
définition. Le professeur de droit Mireille
Delmas-Marty parle pour sa part d'un crime de lèse-humanité en rappelant
que le seul droit qui ne souffre aucune exception et doit toujours être
protégé, c'est le droit à la dignité.
L'HISTOIRE : Quelle est la définition du
génocide ?
Pierre Truche : C'est mettre à
exécution un plan visant à détruire totalement ou partiellement un groupe
arbitrairement déterminé, soit en portant atteinte à la vie de ses membres,
soit en atteignant gravement leur intégrité physique ou psychique, soit en les
soumettant à des conditions d'existence devant entraîner leur disparition, soit
en entravant les naissances, soit, enfin, en enlevant les enfants pour les
transférer à un autre groupe.
L'HISTOIRE : A
partir de quand une exécution devient-elle un crime contre l'humanité ?
Pierre Truche : Il faut plutôt
parler d'exécutions. On peut distinguer deux hypothèses. D'abord, dans le cadre
d'un génocide, lorsque l'on veut, en application d'un plan concerté, détruire
un groupe national, ethnique, racial ou religieux : la nature des victimes est
alors prise en compte. Ensuite, lorsque les exécutions sommaires, massives et
systématiques sont pratiquées, quelle que soit la qualité de la victime, en
fonction des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux qui
animent les auteurs du plan concerté à l'origine des exécutions.
L'HISTOIRE :
Quelle est la différence entre un «crime de guerre» et un «crime contre
l'humanité commis en temps de guerre sur des combattants » ?
Pierre Truche : C'est
l'existence ou non d'un plan concerté préalable qui fonde cette différence. Et
la conséquence de cette distinction est importante : le premier crime sera
prescrit après un délai de dix ans, le second est imprescriptible.
L'HISTOIRE : La
notion juridique de crime contre l'humanité est-elle une idée neuve ?
Pierre Truche : C'est une idée
neuve dans la mesure où il y a seulement un siècle et demi que l'esclavage des
Noirs, qui est un crime contre l'humanité, est aboli en France. Cette déportation
systématique d'une population était légale, inscrite dans le Code noir, un code
français du XVIIe siècle. L'article 44 indiquait notamment : « Déclarons les
esclaves être meubles»... Il a fallu attendre la Révolution pour que
l'esclavage soit une première fois aboli, et 1848 pour qu'il le soit
définitivement !
La notion juridique de crime
contre l'humanité progressera à partir du XIXe siècle lorsque apparaît dans les
traités un droit de la guerre et un droit humanitaire. Les conventions
internationales de Genève (22 août 1854) et de Saint-Pétersbourg (11 décembre
1868) sont les premières à agir en faveur de « l'amélioration du sort des
militaires blessés sur les champs de bataille ». Il y est question « d'atténuer
autant que possible les calamités de la guerre », et d'interdire l'emploi des
armes qui « seraient contraires aux lois de l'humanité ». A ma connaissance,
c'est la première fois que l'on cherche dans un texte officiel à concilier «
les nécessités de la guerre avec les lois de l'humanité».
Les conventions de La Haye des
29 juillet 1899 et 18 octobre 1907 ont ensuite prévu que, même en temps de
conflit, « les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et
sous l'empire des principes du droit des gens tels qu'ils résultent des usages
établis entre nations civilisées, des lois de l'humanité et des exigences de la
conscience publique». C'est l'apparition d'un droit humanitaire.
La mise en garde
internationale faite à la Sublime Porte, à l'occasion des massacres
d'Arméniens, intervient plus tard, le 18 mai 1915. Les gouvernements de la
Grande-Bretagne, de la Russie et de la France préviennent tous les membres du
gouvernement ottoman qu'ils les tiendront pour personnellement responsables des
crimes de la Turquie. Une mise en garde restée lettre morte.
L'HISTOIRE :
Pour la première fois, en 1946, le tribunal militaire international de
Nuremberg a jugé des responsables nazis pour crimes contre l'humanité. Mais son
jugement consacre vingt-huit pages aux crimes de guerre contre seulement deux
aux crimes contre l'humanité. N'est-ce pas le signe que cette notion reste
fragile, mal cernée ?
Pierre Truche : Donnedieu de Vabres, qui était le juge
français à Nuremberg, a dit fort
justement que la notion de crime contre l'humanité y était entrée « par la
petite porte» et qu'elle s'était complètement «volatilisée dans le jugement »,
dans la mesure où elle devait être en relation avec des crimes de guerre, de
telle sorte qu'elle n'apparaît pas comme autonome. Ni à Nuremberg, ni à Tokyo où étaient jugés les responsables japonais,
les juges n'ont donné une définition du crime contre l'humanité. A Tokyo, ce
fut pire : la guerre froide pesait déjà de tout son poids. Il reste que dès les
Accords de Londres du 8 août 1945, la communauté internationale envisage le
crime contre l'humanité en temps de guerre comme en temps de paix et que l'on
peut parler des « principes de Nuremberg
».
L'HISTOIRE :
Vous avez remis le 8 février 1993 à M. Roland Dumas, alors ministre des
Affaires étrangères, un rapport sur la création d'un tribunal pénal
international appelé à juger des crimes commis dans l'ex-Yougoslavie. Mais vous
prenez bien soin de ne pas parler de crimes contre l'humanité...
Pierre Truche : Nous parlons
en effet d'infractions aux lois humanitaires, comme d'ailleurs la résolution
808 des Nations Unies du 22 février 1993, qui décide de la création d'un
tribunal international. Cela nous permet d'avoir comme point d'ancrage
juridique les conventions de Genève de 1949, ratifiées par l'ex-Yougoslavie,
qui stigmatisent les « infractions graves » au droit humanitaire. Cela permet
d'échapper au reproche de rétroactivité d'une loi pénale. Ces textes prévoient
tous les crimes qui sont actuellement commis massivement et systématiquement.
Notre Comité de réflexion ne pouvait que proposer la création d'un tribunal
pénal international ad hoc, destiné à juger les faits criminels commis depuis
le 25 juin 1991. Il faut être bien conscient qu'un tribunal permanent doit être
ratifié par les parlements de tous les pays parties prenantes. Nous y serions
encore dans dix ans ! On ne peut cependant s'empêcher de penser que si un tel
tribunal existait et était intervenu dès 1991, on aurait pu éviter le développement
d'actes criminels commis systématiquement.
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