mercredi 24 avril 2019




Qu'est-ce qu'un crime contre l'humanité ?

Quelles sont les définitions juridiques du crime contre l'humanité, du génocide, du crime de guerre ?

 A quel moment ont-elles été formulées pour la première fois ? En fait-on toujours bon usage ? Nous l'avons demandé au procureur général près la Cour de cassation Pierre Truche.

Magistrat du Parquet depuis 1945, Pierre Truche a notamment été directeur des études à l'École nationale de la magistrature, procureur de la République à Marseille, procureur général à Lyon - où il a représenté le ministère public lors du procès de Klaus Barbie - à Paris et enfin à la Cour de cassation.

L'HISTOIRE : Pierre Truche, comment définit-on aujourd'hui un crime contre l'humanité ?

Pierre Truche : Les juristes, que ce soit en France ou à l'étranger, ont élaboré une définition précise du crime contre l'humanité par catégories, afin d'éviter des interprétations extensives. Ainsi, dans le nouveau code pénal français, quatre séries de crimes répondent à cette définition :

1) le génocide ;
2) la déportation, l'esclavage ainsi que les exécutions, les enlèvements et les tortures lorsqu'ils sont exécutés massivement et systématiquement ;
3) le crime contre l'humanité commis en temps de guerre sur des combattants ;
4) enfin l'entente pour commettre de tels crimes.

Dans tous les cas, les crimes sont commis en exécution d'un plan concerté.

L'HISTOIRE : André Frossard (journaliste, essayiste et académicien français) a donné une définition moins juridique en écrivant que le crime contre l'humanité revient à supprimer un homme «sous le prétexte qu'il est né». Qu'en pensez-vous ?

Pierre Truche: C'est une belle définition. Le professeur de droit Mireille Delmas-Marty parle pour sa part d'un crime de lèse-humanité en rappelant que le seul droit qui ne souffre aucune exception et doit toujours être protégé, c'est le droit à la dignité.

L'HISTOIRE : Quelle est la définition du génocide ?

Pierre Truche : C'est mettre à exécution un plan visant à détruire totalement ou partiellement un groupe arbitrairement déterminé, soit en portant atteinte à la vie de ses membres, soit en atteignant gravement leur intégrité physique ou psychique, soit en les soumettant à des conditions d'existence devant entraîner leur disparition, soit en entravant les naissances, soit, enfin, en enlevant les enfants pour les transférer à un autre groupe.

L'HISTOIRE : A partir de quand une exécution devient-elle un crime contre l'humanité ?


Pierre Truche : Il faut plutôt parler d'exécutions. On peut distinguer deux hypothèses. D'abord, dans le cadre d'un génocide, lorsque l'on veut, en application d'un plan concerté, détruire un groupe national, ethnique, racial ou religieux : la nature des victimes est alors prise en compte. Ensuite, lorsque les exécutions sommaires, massives et systématiques sont pratiquées, quelle que soit la qualité de la victime, en fonction des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux qui animent les auteurs du plan concerté à l'origine des exécutions.

L'HISTOIRE : Quelle est la différence entre un «crime de guerre» et un «crime contre l'humanité commis en temps de guerre sur des combattants » ?

Pierre Truche : C'est l'existence ou non d'un plan concerté préalable qui fonde cette différence. Et la conséquence de cette distinction est importante : le premier crime sera prescrit après un délai de dix ans, le second est imprescriptible.

L'HISTOIRE : La notion juridique de crime contre l'humanité est-elle une idée neuve ?

Pierre Truche : C'est une idée neuve dans la mesure où il y a seulement un siècle et demi que l'esclavage des Noirs, qui est un crime contre l'humanité, est aboli en France. Cette déportation systématique d'une population était légale, inscrite dans le Code noir, un code français du XVIIe siècle. L'article 44 indiquait notamment : « Déclarons les esclaves être meubles»... Il a fallu attendre la Révolution pour que l'esclavage soit une première fois aboli, et 1848 pour qu'il le soit définitivement !

La notion juridique de crime contre l'humanité progressera à partir du XIXe siècle lorsque apparaît dans les traités un droit de la guerre et un droit humanitaire. Les conventions internationales de Genève (22 août 1854) et de Saint-Pétersbourg (11 décembre 1868) sont les premières à agir en faveur de « l'amélioration du sort des militaires blessés sur les champs de bataille ». Il y est question « d'atténuer autant que possible les calamités de la guerre », et d'interdire l'emploi des armes qui « seraient contraires aux lois de l'humanité ». A ma connaissance, c'est la première fois que l'on cherche dans un texte officiel à concilier « les nécessités de la guerre avec les lois de l'humanité».

Les conventions de La Haye des 29 juillet 1899 et 18 octobre 1907 ont ensuite prévu que, même en temps de conflit, « les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous l'empire des principes du droit des gens tels qu'ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l'humanité et des exigences de la conscience publique». C'est l'apparition d'un droit humanitaire.

La mise en garde internationale faite à la Sublime Porte, à l'occasion des massacres d'Arméniens, intervient plus tard, le 18 mai 1915. Les gouvernements de la Grande-Bretagne, de la Russie et de la France préviennent tous les membres du gouvernement ottoman qu'ils les tiendront pour personnellement responsables des crimes de la Turquie. Une mise en garde restée lettre morte.

L'HISTOIRE : Pour la première fois, en 1946, le tribunal militaire international de Nuremberg a jugé des responsables nazis pour crimes contre l'humanité. Mais son jugement consacre vingt-huit pages aux crimes de guerre contre seulement deux aux crimes contre l'humanité. N'est-ce pas le signe que cette notion reste fragile, mal cernée ?

Pierre Truche : Donnedieu de Vabres, qui était le juge français à Nuremberg, a dit fort justement que la notion de crime contre l'humanité y était entrée « par la petite porte» et qu'elle s'était complètement «volatilisée dans le jugement », dans la mesure où elle devait être en relation avec des crimes de guerre, de telle sorte qu'elle n'apparaît pas comme autonome. Ni à Nuremberg, ni à Tokyo où étaient jugés les responsables japonais, les juges n'ont donné une définition du crime contre l'humanité. A Tokyo, ce fut pire : la guerre froide pesait déjà de tout son poids. Il reste que dès les Accords de Londres du 8 août 1945, la communauté internationale envisage le crime contre l'humanité en temps de guerre comme en temps de paix et que l'on peut parler des « principes de Nuremberg ».

L'HISTOIRE : Vous avez remis le 8 février 1993 à M. Roland Dumas, alors ministre des Affaires étrangères, un rapport sur la création d'un tribunal pénal international appelé à juger des crimes commis dans l'ex-Yougoslavie. Mais vous prenez bien soin de ne pas parler de crimes contre l'humanité...

Pierre Truche : Nous parlons en effet d'infractions aux lois humanitaires, comme d'ailleurs la résolution 808 des Nations Unies du 22 février 1993, qui décide de la création d'un tribunal international. Cela nous permet d'avoir comme point d'ancrage juridique les conventions de Genève de 1949, ratifiées par l'ex-Yougoslavie, qui stigmatisent les « infractions graves » au droit humanitaire. Cela permet d'échapper au reproche de rétroactivité d'une loi pénale. Ces textes prévoient tous les crimes qui sont actuellement commis massivement et systématiquement. Notre Comité de réflexion ne pouvait que proposer la création d'un tribunal pénal international ad hoc, destiné à juger les faits criminels commis depuis le 25 juin 1991. Il faut être bien conscient qu'un tribunal permanent doit être ratifié par les parlements de tous les pays parties prenantes. Nous y serions encore dans dix ans ! On ne peut cependant s'empêcher de penser que si un tel tribunal existait et était intervenu dès 1991, on aurait pu éviter le développement d'actes criminels commis systématiquement.

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