https://www.lemonde.fr/long-format/article/2018/10/03/tziganes-le-genocide-oublie_5363736_5345421.html
Nous
avons retapé l'article pour partager avec vous ce témoignage qui est poignant.
Il relate les moments de détention dans différents camps de cette personne qui
fût le quotidien de bon nombre de déportés. Elle en est revenue ce qui ne fût
pas le cas pour bon nombre d'entre eux. Les historiens commencent à ouvrir les
yeux sur une réalité à laquelle ils ont participé à cacher pendant 72 ans, d'où
notre difficulté pour la reconnaissance du génocide tzigane (Samudaripen).
L'article est long mais nous vous conseillons de le lire en entier
Alors que le racisme envers les Roms et
les Sintis s’exprime de plus en plus ouvertement à travers l’Europe, les historiens
estiment que l’ampleur des massacres dont ils furent victimes du temps du nazisme
a été sous-estimée.
Le génocide oublié
BUDAPEST (HONGRIE) ET LETY (REPUBLIQUE
TCHEQUE) -envoyé spécial
Un soir d’ennui, Margit
Sztojla, Rom hongroise, regarde la télévision chez elle, au sud de
Budapest, avec l’un de ses petits-enfants Ani. Alors que la première chaîne
diffuse un documentaire évoquant les crimes commis par les nazis, elle ne peut
s’empêcher de laisser couler de grosses larmes devant son petit-fils, surpris.
Jamais elle n’a évoqué sa propre histoire et les ténèbres de sa longue
déportation.
Une décennie après , nous la retrouvons
chez elle. C’est l’été. Il fait très chaud. Une ribambelle de marmots jouent
dans le jardin. La vieille dame est à l’intérieur, assise dans le canapé,
étonnée qu’une journaliste vienne parler de « tout cela ». A 91 ans,
au bout de ses forces, elle préférerait ne plus évoquer le génocide des Roms,
un peuple majoritairement sédentaire d’Europe centrale et orientale, et de
leurs cousins Sintis, itinérants à l’Ouest. Margit Sztojla voudrait juste
manger quelques douceurs, et puis dormir. Seulement voilà : elle est le
dernier témoin, ou presque, de cette extermination. Les survivants ne sont plus
qu’une poignée. Alors dans un élan d’énergie et avec l’aide de son petit-fils,
elle déroule le récit de ses « onze mois en enfer », en serrant de
temps à autre, sa médaille en or de la Sainte Vierge.
Au début de l’année 1944, alors qu’elle
n’a que 17 ans, elle est raflée à Budapest, avec toute sa belle-famille (elle
s’est mariée à 15 ans), par des membres des Croix fléchées hongroises, un parti
fasciste et pro-nazi. D’abord envoyée dans une usine à briques de la banlieue
nord de la ville, elle est ensuite transférée dans les camps de Dachau, Bergen-Belsen
puis dans un commando de travail forcé à Munich. « Partout, c’était le même
traitement, raconte-t-elle. J’étais -Kinder-, c’est comme cela que les
Allemands nommaient les enfants. Nous n’avions rien à manger, à part des
betteraves. On était battus. Les gardiennes nous disaient : -Vous, les
Tziganes, vous êtes des cochons- . Les gens mourraient à cause des
maladies. Je dormais sur les corps en me grattant les poux.
Tandis que Margit Sztojla poursuit son
récit, plusieurs de ses descendants prennent place autour d’elle, attirés par
ses premiers mots. La vieille dame a eu dix enfants, elle a des dizaines
d’arrière-arrière-petits-enfants, et tous ne connaissent pas parfaitement son
histoire. La voici maintenant qui montre sa main gauche : son index est
déformé ; la marque d’une fracture soignée trop tardivement à l’arrivée
des troupes alliées. « Les Allemands voulaient nous emmener à Auschwitz,
raconte-t-elle. Heureusement, les Américains sont venus. Ils avaient des
cigarettes et du chocolat. Avant de nous cuisiner un premier repas. Ils ont
pensé à faire goûter la nourriture à un chien. L’animal est mort : avant
de partir, les nazis avaient empoisonné toutes les casseroles ! Enfin
libre, je n’ai bu que tu thé. J’avalais de toutes petites boulettes de pain. Ceux
qui ont mangé trop vite n’ont pas supporté le choc ».
Libérée, la jeune femme reprend sa vie
auprès de son mari, en avril 1945. Si lui aussi a survécu, personne d’autre,
dans la belle famille, n’est revenu. Pas facile, dans ces conditions, de se
construire un destin. Ne sachant ni lire ni écrire, Margit Sztojla aide son
époux plombier, qui chante aussi dans les mariages. C’est bien après la mort de
ce dernier, en 1977, qu’elle est sollicitée par Agnès Daroczi, une militante
rom hongroise décidée à instruire les dossiers dans le cadre d’un projet helvétique
d’indemnisation des victimes des génocides nazis. En 1997, un rapport officiel
établit que la Banque nationale suisse a blanchi durant la seconde guerre
mondiale le butin des pillages effectués par les nazis dans les pays occupés. Un
an plus tard, les grands banques suisses, sous pression américaine, acceptent
le principe d’une contribution financière.
AU MOINS 500 000 SINTIS
ET ROMS TUES
Grâce aux institutions juives, qui
insistent pour que les Roms soient intégrés au processus, Margit Sztojla
recevra 5 260 euros. Une somme très modeste au regard des enjeux
historiques, selon Agnès Daroczi. « Aujourd’hui, confirme-t-elle, on
estime qu’à la suite de l’occupation du royaume de Hongrie par les troupes
allemandes, à partir de mars 1944, un tiers des Roms ont été la cible de
persécutions et d’expropriations, soit 60 000 à 70 000 personnes dont
10 000 a 12 000 morts ». Seule une infime minorité des ayants
droits a obtenu réparation.
« ils devient absolument urgent de
mettre un terme à cette injustice, estime Benjamin Abtan, président de l’EGAM,
mouvement anti-raciste européen, très impliqué dans ce dossier. Il y a un
manque de connaissances et de recherches. Il faut donc promouvoir le recueil de
témoignages, mais aussi construire des mémoriaux, organiser des expositions,
des commémorations, former les enseignants, faire évoluer les programmes scolaires. »
En janvier, à son initiative, un collectif de personnalités européennes -dont
le réalisateur français Tony Gatlif, qui a évoqué le sort des tziganes sous la
collaboration dans le film LIBERTE (2010), et l’avocat français défenseur de la
cause des déportés juifs de France, Serge Klarsfeld – a exigé que les Etats et
les entreprises concernés prennent leurs responsabilités, en constituant le
capital d’une fondation destinée à entretenir la mémoire de ce passé méconnu.
La mise en place de cette fondation sera l’une
des revendications de la Roma Pride, le défilé annuel des Roms et des Sintis,
prévue le dimanche 28 octobre en République tchèque à laquelle participe
notamment l’EGAM pour protester contre les propos de Mattéo Salvini. Le 18
juin, le ministre italien de l’intérieur et président de la Ligue avait proposé
un recensement national de la communauté rom afin de faciliter les expulsions
des personnes en situation irrégulière. Au passage, il avait regretté que son
pays soit « malheureusement » contraint de garder les Roms de
nationalité italienne.
« Le racisme actuel est la continuation
des persécutions antérieures, juge Benjamin Abtan. Mettre fin à la
marginalisation sociale des Roms ne peut passer que par la promotion de la
recherche historique les concernant ». Et cela tombe bien : dans l’Europe
entière, l’accès aux archives locales est de plus en plus facile pour les
historiens, ce qui permet de jeter un regard plus précis sur l’ampleur des massacres.
« On estime aujourd’hui qu’au moins 500 000 Roms et Sintis ont été
tués, rappelle Henriette Asséo, historienne et professeure à l’Ecole des hautes
études en sciences sociales (EHESS). Il n’y a même pas dix ans, on évoquait
entre 180 000 et 300 000 personnes. » C’est tout un monde qui a
été anéanti à cette époque. « Le rayonnement culturel des Roms et des
Sintis étant à son apogée entre les deux guerres », rappelle Mme Asséo.
En Europe centrale, le travail de mémoire
émerge à peine. Les pouvoirs publics eux-mêmes sont poussés à agir. Ainsi, le 4
septembre, le gouvernement de République tchèque a débloqué 111 millions de
couronnes (4,3 millions d’euros) pour la démolition d’une porcherie
industrielle installée depuis les années 1970 à quelque 80 km au sud de Prague.
Il faut dire que l’endroit avait un lourd passé : avant la porcherie, il
avait accueilli le camp de Lety, antichambre d’Auschwitz pour les Sintis et
Roms de Bohême-Moravie. A la suite d’une intense campagne internationale menée
par l’EGAM et Konexe, une association tchèque pour la défense de la dignité
rom, le gouvernement avait racheté le site en 2017 à une société privée pour
450 millions de couronnes. « Nous voulons que des fouilles archéologiques
soient réalisées à cet endroit, exige Miroslav Broz, membre de Konexe. Au début,
Lety était un camp de travail forcé. En août 1942, il a été transformé en camp
rom et a fermé en mai 1943, lorsque les dernières familles ont été déportées.
Puis il a été brûlé. »
OFFENSIVE NEGATIONNISTE
L’évacuation des derniers cochons remonte
au mois de mars, mais, sur place, l’odeur demeure insoutenable. Rien ne vient
rappeler les douloureuses heures vécues en ces lieux : les étables – murs de
béton et toits de tôle – s’alignent par dizaines ; c’est à peine si l’ordre
glaçant est parfois troublé par le passage de quelques serpents entre les
bâtisses grises. Officiellement, Lety était un lieu de transit. Quelques 1 300
Roms -hommes, femmes, enfants – y ont été détenus. Le camp était administré par
le ministère tchèque des affaires intérieures, sous supervision germanique. A la
libération, le commandant tchèque de Lety est emprisonné et inculpé. Malgré les
témoignages de rescapés évoquant les meurtres arbitraires, il est acquitté puis
libéré, la parole des déportés n’étant pas jugée crédible. Il se dit alors que
si des Roms sont morts ici, c’est à cause d’une épidémie de typhus et des
mauvaises conditions d’hygiène….
Jusqu’en 1993, cette histoire a été
oubliée. Cette année-là, un militant américain de la cause rom, Paul Polansky,
tombe sur les archives de Lety, qui reposaient sur une étagère de la mairie. « En
s’appuyant sur ces documents, on a découvert des fosses communes dans les
forêts des environs, explique Miros-lav Broz. Les nouveau-nés étaient jetés
vivants dans un lac voisin. Les Tchèques se présentent toujours comme des
victimes du IIIème Reich, mais beaucoup de mes concitoyens ont profité de cette
période pour tenter d’exterminer une minorité qu’ils détestaient. »
A quelques kilomètres de là, le cimetière
du village de Mirovice disposaient également d’un registre où était mentionné
le nombre de corps. Depuis l’an 2000, une plaque commémorative rend hommage aux
victimes. Des nounours roses, déposés là par des gens des environs venus se
recueillir, viennent rappeler que les enfants étaient surreprésentés parmi les
suppliciés. Peu à peu, la population locale a fini par jeter un regard
différent sur les Roms. Mais ce statut de victimes déplaît à l’extrême droite :
en février, Tomio Okamuran, leader du parti tchèque Liberté et démocratie
directe (SPD), a affirmé, concernant Let, que ce « camp tzigane » n’avait
« pas été grillagé » ni même « gardé », autrement dit, que
les Roms n’y étaient pas retenus prisonniers. A l’aune de cette déclaration,
les associations craignent une instrumentalisations par les populistes du débat
public, qui vient tout juste de commencer, pour savoir s’il faut transformer la
porcherie en mémorial ou en musée. Face à l’offensive négationniste de ces
nationalistes, le seul rescapé de Lety encore en vie préfère garder le silende.
Quant à Margit Sztojla, elle ne donnera plus son point de vue :
hospitalisée au lendemain de notre rencontre, elle est décédée quelques jours
plus tard, entourée par ses proches.
Blaise GAUQUELIN
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire