RÉACTION DES INTERNES
Jamais de révolte. La
démoralisation était telle que l’on se méfiait de son voisin et nous n’étions
pas assez nombreux pour tenter cela seuls.
Plus la misère était grande,
plus la différence entre détenus s’accentuait.
Les vêtements
sordides, les coups, les punitions collectives, la propagande simpliste mais
efficace qui, à coups de slogans dressait les uns contre les autres, les
nationalités confondues dans les blocks, la quasi-impossibilité de se laver
(huit cuvettes pour cinq cent hommes), les changements perpétuels de blocks ou
de places au travail pour empêcher que se nouent des amitiés réconfortantes,
tout était combiné pour isoler, séparer, démoraliser, humilier l’homme condamné
à la détresse solitaire dans un univers continuellement hostile.
Les tentatives
sporadiques de révolte et d’évasions massives, quand les wagons de marchandises
étaient déchargés à l’arrivée, étaient réprimées d’une manière sanglante. La
voie spéciale de chemin de fer réservée aux convois était entourée de
projecteurs et de mitrailleuses. Un certain jour, ces malheureux marquèrent un
petit succès. Cela se produisit vraisemblablement en septembre ou en octobre
1943, après l’arrivée d’un convoi de femmes. Les S.S. qui les accompagnaient
leur avaient ordonné de se déshabiller et ils étaient sur le point de les
conduire à la chambre à gaz. Ce moment était toujours utilisé par les gardes,
auxquels il offrait une bonne occasion de pillage ; bagues et montres
étaient arrachées des doigts et des poignets des femmes. Une fois, à la faveur
de la confusion ainsi créée, une femme réussit à arracher le pistolet du chef
de groupe S.S. Schillinger et à tirer sur lui à trois reprises. Il fut
gravement blessé et mourut le lendemain. Ceci donna aux autres le signal
d’attaquer les bourreaux et leurs hommes de main. Un S.S. eut le nez arraché,
un autre fut scalpé, mais malheureusement aucune femme ne peut s’échapper.
Les S.S. commencèrent
alors une fusillade en règle. Le soir même, les S.S. en furie sont rentrés au
camp et tirèrent au hasard sur les détenus. Il y eut 13 morts, 4 blessés graves
et 41 blessés légers.
Il est à signaler également que, par deux
fois, les détenus travaillant au sonderkommando (le kommando affecté aux fours
crématoires) tentèrent de se soulever, (la première fois en 1942). L’équipe de
ce kommando était composée d’environ 200 hommes. Ils avaient projeté
d’assassiner leurs sentinelles, de s’emparer de leurs armes et de tenter de
s’enfuir. Malheureusement, ils furent dénoncés par un de leurs camarades et
furent tous fusillés. Le deuxième soulèvement eut lieu en septembre 44, au
moment des transports massifs de Hongrois. Le Sonderkommando était composé
alors de 800 hommes. Le soulèvement devait avoir lieu un vendredi, lors du
départ d’un certain nombre d’internés. Des armes devaient rentrer dans le camp
ce même jour, elles étaient fournies par la Résistance polonaise.
Malheureusement, le
départ prévu pour vendredi fut avancé de 2 jours et eut lieu un mercredi.
Sans armes, ils
décidèrent tout de même de résister et s’enfermèrent dans les fours
crématoires. Ils furent presque tous anéantis.
Il y avait aussi une
sorte d’union entre les Français et les antifascistes de tous pays. Cette grâce
à cette fraternité que j’ai tenu.
*
* *
L’habitation des
prisonniers, s’il est possible d’utiliser un tel terme, couvre à l’intérieur du
camp une surface d’environ 500 mètres sur
300, entourée d’une double rangée de postes de ciment d’environ 3 mètres
de haut, reliés entre eux extérieurement et intérieurement par un réseau de
lignes à haute tension fixées dans les postes par des isolateurs.
Ce système électrique
n’avait pas été établi tout d’abord. Ces mêmes clôtures de barbelés existaient
mais sans courant. Le système électrique avait été installé à la suite de
l’épisode suivant :
En mai 1942, un
groupe de prisonniers de guerre russes envoyés dans le forêt de Krembets, non
loin du camp, pour enterrer des fusillés, avait tué 7 gardes-chiourme allemands
à coup de pelles s’étaient enfuis. Deux des prisonniers furent capturés, les
quinze autres réussirent à échapper aux poursuites. Alors les 130 prisonniers
de guerre qui étaient restés au camp (sur 1 000 prisonniers arrivés en
août 1941) furent transférés au block des détenus. Sachant que de toute façon
ils périraient là, les prisonniers de guerre, à l’exception de quelques
dizaines d’hommes, résolurent de s’évader. Un soir, à la fin de juin, ils
prirent tous leurs couvertures, les posèrent par cinq sur les barbelés, et passant
dessus comme sur un pont, s’enfuirent. La nuit était noire : quatre
d’entre eux furent tués, les autres réussirent à s’évader. Après cette évasion,
les 50 prisonniers restés au camp furent immédiatement conduits dans la cour,
couchés par terre et exterminés à coups de pistolets mitrailleurs. Les
Allemands ne s’en tinrent pas là. Une évasion réussi demeurait : ils
électrifièrent les barbelés.
Une femme qui tentait
de s’évader, y resta morte, collée.
Entre les deux
rangées de postes, à intervalles de 150 mètres, se trouvent des tours de guet
hautes de 5 mètres, équipées de mitrailleuses et de projecteurs. En avant de la
circonférence intérieure du réseau à haute tension, il y a une barrière en fil
de fer de type ordinaire. Le seul fait de toucher à cette barrière est suivi
d’une salve de balles venant des tours de guet. Ce système est dénommé
« la petite chaîne ou la chaîne intérieure des postes de garde ». Le
camp lui-même se compose de trois rangées de maisons. Entre la première et la
deuxième rangée se trouve la rue du camp et entre la deuxième et la troisième
rangée courait un mur.
Sur un rayon
d’environ 2 000 mètres, l’ensemble du camp est entouré d’une seconde ligne
appelée « la grande chaîne » (ou chaîne extérieure) de postes de
garde, qui représente aussi des tours de guet espacées de 150 mètres. Entre es
chaînes intérieures et extérieures de postes de garde se trouvent les usines et
autres ateliers. Les tours de la chaîne intérieure ne sont occupées que la
nuit, lorsque le courant à haute tension est envoyé dans la double rangée de
fils. Pendant le jour, la garnison de la chaîne intérieure de postes de garde
est retirée et les hommes prennent leur service dans la chaîne extérieure.
L’évasion au travers des postes de garde (et de nombreux essais ont été tentés)
est pratiquement irréalisable. Il est pratiquement impossible de pénétrer au
travers du cercle intérieur de postes pendant la nuit et les tours d la chaîne
extérieure sont si proches les unes des autres (une tour tous les 150 mètres, ce
qui donne à chaque tour un secteur de 75 mètres de rayon à surveiller) qu’il
n’est absolument pas question de s’approcher sans être remarqué. La garnison de
la chaîne extérieure est retirée au crépuscule mais seulement après qu’il a été
vérifié que tous les prisonniers se trouvent dans le cercle intérieur. Si
l’appel relève qu’un prisonnier manque, les sirènes sonnent immédiatement
l’alarme. Les hommes de la chaîne extérieure restent en alerte dans leurs tour,
la chaîne intérieure se garnit de gardes et des centaines de S.S. et de chiens
de police commencent une chasse systématique. La sirène met toute la campagne
environnante en alerte, de telle sorte que si par miracle le fugitif a réussi à
passer au travers de la chaîne extérieure, il presque sûr d’être pris sur l’une
des nombreuses patrouilles de police allemande et de S.S. Le fugitif est
d’ailleurs handicapé par la tête tondue, ses vêtements rayés de prisonniers ou
des taches rouges qui y sont cousus et pas passivité des habitants sévèrement
intimidés. Dans le cas où le prisonnier n’a pas encore été pris, la garnison de
la chaîne extérieure de postes de garde reste en éveil pendant 3 jours et 3
nuits.
Malgré
l’impossibilité quasi absolue d’évasion, les tentatives se produisent de temps
à autre.
Pendant notre
captivité de deux ans, de nombreuses tentatives de fuite ont été faites par des
prisonniers, mais à l’exception de 2 ou 3, tous ont été ramenés vivants ou
morts. On ne sait si les deux ou trois fugitifs qui ne furent pas repris
réussirent réellement à s’enfuir. On peut cependant affirmer que parmi les
Juifs qui furent déportés de Slovaquie dans notre camp, nous sommes les deux
seuls qui aient eu la chance d’être sauvés.
Lorsqu’il y avait une
évasion, ce sont ceux qui ne s’étaient pas évadés qui étaient punis. On
obligeait tous les internés malades, hommes âgés ou infirmes, à faire le
« peloton », c’est-à-dire à courir au pas gymnastique, à ramper à
même le sol, etc.., et pendant les exercices, le chef de camp, le Lagerführer
et le sous-chef du camp, ainsi que les surveillants, choisi parmi les détenus
allemands, frappaient à coups de barre de fer et à coups de matraque.
Un homme, âgé de 62
ans et cardiaque au dernier degré, ne pouvant courir, a demandé grâce et s’est
affaissé sur le sol. Mais les brutes se sont acharnés sur lui, l’ont frappé à
terre et l’ont obligé à continuer le peloton. Le lendemain, il est mort des
suites du traitement qu’il avait subi.
Si le fugitif est
retrouvé mort, son corps, où qu’il ait été découvert, est rapporté au camp (il
est facile d’identifier les cadavres au moyen du numéro tatoué) et assis à la
porte d’entrée avec un écriteau dans les mains sur lequel on peut lire :
« Me voilà ». S’il est pris vivant, il est exécuté en présence de
tout le camp.
Un jour un Russe s’est évadé
et fut repris. Il fut amené dans notre cour, et là, nous nos yeux et en
présence du corps de garde, il fut martyrisé jusqu’à ce que mort s’ensuive. On
lui brûla la plante des pieds. Il était tombé à genoux ; on le força à se
relever, les S.S. le frappèrent à coups de ceinturon. Sous les coups il a eu la
colonne vertébrale brisée et un œil sortit de son orbite ; le malheureux
pouvait avoir 30 ans. Il est resté en agonie toute la nuit. On l’entendait
gémir.
Un autre détenu
russe, qui après une infructueuse tentative d’évasion avait été repris, fut
froidement abattu à 300 mètres du camp.
….. On lâcha des
chiens sur deux Polonais qui voulaient s’évader. L’un fut tué, l’autre fut pris
vivant mais ayant des blessures très graves par suite des morsures. Le chef du
camp fit attacher le survivant au mort et fit défiler tout le camp devant eux.
Les premiers Français saluèrent en passant le cadavre ce qui leur valut
plusieurs coups de nerf de bœuf.
Le blessé est resté
enchaîné à son camarade mort pendant 48 heures, en recevant des coups de nerf
de bœuf au moindre moment d’affaiblissement. Les blessures s’envenimèrent, il
fut envoyé en prison, toujours attaché au mort, puis il est mort dans des
conditions effrayantes. Il était comparable à une véritable « pourriture ».
Une de mes camarades
a appris la mort de son mari qui avait essayé de s’évader avec 5 ou 6
codétenus ; ils furent mis nus dans la neige pendant 8 jours, mais au bout
de 6 jours, ce camarade était mort.
Un détenu soviétique
avait réussi à s’évader. Il fut malheureusement retrouvé dans une ferme des
environs. Le commandant vint sur place ; il fit rassembler toute la
population du village, fit ensuite emmener le soviétique et le fit déshabiller
complètement. Il se mit alors à le flageller lui-même jusqu’au sang. Il
l’abattit enfin d’un coup de révolver dans la tête. Son meurtre commis, il fit
attacher le cadavre à son auto et le traîna jusqu’au camp pour le donner en
spectacle aux détenus.
Six hommes, la nuit,
avaient réussi à gagner les barbelés et commençaient à les passer. Ils furent
aperçus par les projecteurs et mitraillés. Ils se rendirent alors. Entre temps,
le poste de garde étant alerté, vint et malgré prières et supplications, les
tuèrent froidement à bout portant. Nous avons tous vu cette scène, les
projecteurs éclairant en plein.
En septembre 1944, à
Neckargerach, un lieutenant français fut pendu à la suite d’une évasion ;
une minute et demie après la pendaison, les S.S. constatèrent qu’il vivait
encore ; il fut achevé à coups de bâton qui lui fracassèrent le crâne.
J’ai assisté à
plusieurs pendaisons qui étaient le résultat de tentatives d’évasion.
En octobre 1943, un
certain nombre de Tchèques creusèrent un tunnel pour s’évader ; je crois
qu’un des leurs est encore en vie actuellement. Ces Tchèques furent pris au
moment où ils allaient mettre leur projet à exécution. Un samedi après-midi, on
nous rassembla sur la place centrale du camp et nous eûmes la surprise d’y voir
un certain nombre de tables mises bout à bout au-dessus desquelles étaient
dressés des X supportant des poutres auxquelles étaient attachés 17 nœuds
coulants. C’était le gibet préparé pour pendre les Tchèques que l’on ramenait
exprès d’Auschwitz.
On les fit donc
mettre debout sur les tables, passer la tête dans les nœuds coulants, tout le
camp assistait à ce spectacle et ce sont des kapos et des chefs de blocks
allemands et polonais qui furent chargés par les S.S., de faire basculer les
tables. Les suppliciés furent extrêmement courageux et c’est aux cris de :
« A bas le nazisme » et « Vive la liberté » qu’ils
moururent.
J’ai assisté
également à la pendaison d’un Juif slovaque qui avait tenté de s’évader trois
fois ; à la troisième, il fut pendu mais, heureusement pour lui, la corde
se rompit. Le détenu qui avait fixé la corde, fut arrêté sous l’inculpation de
sabotage. Tout le monde s’attendait à ce que le détenu soit gracié mais, à 9
heures du soir, une voiture arriva au block et emmena le condamné.
Nous avons vérifié à
la Schreibstube 24 heures plus tard ; son nom ne figurait plus sur la
liste de rationnement du camp.
J’ai vu, en septembre
1944, pendre un Russe qui avait essayé de s’évader. Cette pendaison a été faite
d’une façon spéciale ; la victime, la corde au cou, sur un tabouret. Le
S.S. qui tenait l’extrémité de la corde poussait le tabouret et la mort eut
lieu par strangulation car le corps du détenu était au maximum à 10 centimètres du sol. Le S.S. savait bien
d’ailleurs que cette mort se produirait ainsi, car il regardait sa montre et
nous obligeait (nous étions 150) à regarder ce spectacle pendant ¼ d’heure,
avec interdiction de détourner les yeux. Nous étions obligés de regarder les
jambes qui battaient, les yeux se révulsant et la langue qui sortait.
Un jour, trois
internés qui tentaient de s’évader ont été pris. C’était un samedi. Le
lendemain matin, à trois heures, on sonna l’appel. Devant tous les internés
assemblés dans la cour, on dressa une potence et l’on pendit les trois
malheureux. Tous les internés furent obligés de rester au garde-à-vous toute la
matinée du dimanche jusqu’au coucher du soleil et de regarder les trois pendus.
Celui qui tombait ou qui bougeait de son rang était immédiatement fusillé.
Le seul fait de
négliger de donner des informations sur les agissements d’un prisonnier, ou à
plus forte raison de lui venir en aide, est puni de mort.
En raison de
l’évasion de trois hommes dans un kommando, il y eut, en juillet 1943, une
pendaison de 12 ingénieurs de différentes nationalités : Polonais,
Tchèques, Hongrois et peut-être Hollandais, je crois qu’il n’y avait pas de
Français.
Le dimanche 12
septembre, nous dûmes rester au garde-à-vous dans la cour, depuis 6 heures du
matin jusqu’à midi, parce qu’un détenu russe avait réussi à s’évader du camp
malgré les barbelés, le courant électrique et les deux cordons de surveillance.
On n’a jamais su comment il avait fait. Le camarade du détenu évadé fut attaché
tout l’après-midi au poteau et fusillé le soir. Motif donné : « a
connu les desseins d’évasion de son camarade et ne les a pas signalés ».
Le chef de block fut
trouvé pendu dans le magasin d’outils. Il fut pendu sur ordre, mais la version
officielle donnée fut la suivante : « Conscient d’avoir manqué à ses devoirs en n’empêchant pas un détenu de
se sauver et, pour échapper à la punition qu’il avait de ce fait encourue, il
s’est tout simplement pendu ».
Une tentative de
s’évader amenait fréquemment la condamnation de 16 compagnons de lit.
Un ingénieur, détenu
polonais du Bauburo, s’étant enfui, les Allemands prirent 12 otages parmi les
camarades travaillant avec lui dans le même bureau et les pendirent.
A suivre - Le suicide -
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